Vie du laboratoire
Une bonne nouvelle pour Alexandre Hocquet et Frédéric Wieber qui viennent de publier, en tant que co-auteurs principaux, un article dans Nature Computational Science, l'un des derniers nés de la constellation Nature. Intitulé "Software in science is ubiquitous yet overlooked", il s'agit d'un manifeste, co-signé par une équipe interdisciplinaire, et appelant à un développement des études de pratiques scientifiques computationnelles. Une présentation de l'article est disponible ci-dessous. Et l'article lui-même est à retrouver sur le site de la revue. Bravo aux auteurs !
Nous avons le plaisir d'annoncer également que Paul Clavier vient de recevoir le Prix La Bruyère 2024 de l'Académie Française pour son ouvrage Les avatars de la preuve cosmologique. Essai sur l'argument de la contingence (Paris, Eliott 2023). Ce Prix annuel constitué, en 1994, par regroupement des Fondations Binet-Sangle, Durchon, Estrade-Delcros, de Joest, Maujean et général Muteau, est destiné à l’auteur d’un ouvrage de philosophie morale. Anna Zielinska a quant à elle rejoint le comité scientifique de la Maison des sciences de l'homme et de l'environnement Claude-Nicolas Ledoux à Besançon. Toutes nos félicitations !
Notre collègue Geneviève Schwartz a fait valoir au 1er juillet ses droits à la retraite. Arrivée aux Archives Henri-Poincaré en 2004, Geneviève a présidé aux destinées de notre bibliothèque, accompagnant toutes les évolutions techniques en matière de catalogage, et assumant pendant plusieurs années, pour les bibliothèques de recherche de l'Université de Lorraine, un rôle de coordination et de formation. Le développement de notre fonds documentaire, son classement efficace et son accessibilité au-delà de notre laboratoire, sont en grande partie son oeuvre. Personnel central dans notre unité (le laboratoire n'est-il pas organisé spatialement autour de la bibliothèque ?), Geneviève avait vu son investissement reconnu par une promotion dans le corps des ingénieurs d'étude en 2018, suivi par un passage à la hors-classe en 2021. Nous souhaitons lui témoigner ici notre reconnaissance et notre amitié, et lui souhaiter une nouvelle vie où elle pourra laisser libre cours à son amour des voyages et de la culture.
Nous attaquerons la rentrée avec une soutenance : Blandine Lagrut défendra le jeudi 5 septembre sa thèse intitulée Le réalisme moral d’Elizabeth Anscombe, Une philosophie de l’intégrité, réalisée sous la direction de Roger Pouivet et Peter Gallagher (Centre Sèvres). La recherche de Blandine Lagrut fait l'objet de notre zoom projet, à retrouver en fin de cette lettre. Nos félicitations très anticipées !
Avec la période estivale, nos locaux seront fermés pour quelques semaines. À Nancy, ce sera du 27 juillet au 18 août ; à Strasbourg, les bâtiments seront inaccessibles au public du 27 juillet au 25 août. Dans l'attente de la rentrée et de nouvelles aventures, nous vous souhaitons un bel été !
Manifestations
- Qualifier la transphobie, 13-14 septembre, Nancy [en savoir plus]
- Journées scientifiques des Archives Henri-Poincaré, 30 septembre - 1er octobre, Saint-Jean-de-Bassel
Vous pouvez comme toujours retrouver les vidéos de nos manifestations passées ici : https://videos.ahp-numerique.fr/c/colloques
Hors les murs
- 9 juillet, Yamina Bettahar : "Étudiants internationaux en France : déclinaisons socio-historiques et enjeux d'aujourd'hui", conférence plénière à l'invitation de l'Assemblée générale du Forum Campus France (et contribution à deux ateliers thématiques : "Zone Asie - Indopacifique : quelle stratégie bâtir collectivement pour l'équipe France de l'ESR ?", et "Étudiants européens en mobilité internationale : qui sont-ils ? Faut-il en attirer plus ? Et comment ?"), Université de Poitiers
- 11 juillet, Alain Holcblat : "Helmholtz’s and Cassirer’s structuralisms", symposium "Neo-Kantianism and scientific revolutions (1860-1940)", Colloque HOPOS 2024, Université de Vienne
- 11 juillet 2024, Pierre Willaime : Digital Humanities Lecture "Archives By and For the Research in History of Science: Describe, Annotate, Preserve and Disseminate", Max Planck Institute for the History of Science, Berlin (en ligne).
- 12 juillet, Anna Zielinska : "Rethinking Health Philanthropy during COVID-19 in light of vaccine hoarding and constrained agency of the Global South", symposium IRG-GHJ: “Global Health Justice & Covid”, with Sridhar Venkatapuram (King’s College London), Gabriela Arguedas-Ramírez (University of Costa Rica), Tereza Hendl (Augsburg University), Anna C. Zielinska (University of Lorraine) & Ryoa Chung (University of Montreal), conference "Global Health Justice: Bridging Theory & Practice", Goethe University Frankfurt
- 2 août, Anna Zielinska : "Why a Moral Realist still needs to remain a Legal Positivist", XXV World Congress of Philosophy, Rome
- 6-10 août, Pierre Willaime : "RiC and Omeka S for Digital Cultural Heritage Preservation", Digital Humanities Conference 2024, Washington DC
Du côté des projets
Une très bonne nouvelle : le projet LAENNEC Écrire la clinique, coordonné par Frédéric Le Blay (Université de Nantes) et dont la responsable scientifique pour les Archives Poincaré est Claire Crignon, a été accepté par l'ANR, pour une durée de 42 mois. Ce projet se propose de reprendre à nouveaux frais l’histoire de l’émergence du regard médical moderne telle que Michel Foucault l’avait écrite dans sa Naissance de la clinique (1963), et s'appuiera sur l’exploitation d’un fonds d’archives exceptionnel, témoin direct de l’activité clinique et intellectuelle de René Théophile Hyacinthe Laennec (1781-1826), représentant majeur de la médecine au cours de la période concernée. Une grande partie de ce fonds est conservée à l'Université de Paris. Bravo aux porteurs !
Grand public
Il n'est pas encore sorti, mais nous vous annonçons quand même, pour cet été, un podcast à venir dans l'excellente série "Lumière sur..." réalisée par le service communication de la Délégation CNRS Centre-Est, consacré au spécisme avec une interview de François Jaquet. Comme un peu de publicité ne fait jamais de mal, vous pouvez retrouver la série sur diverses plateformes sur : https://herolinks.ca/CNRS_Centre-Est.
Vient de paraître
Jochen Sohnle & Christophe Bouriau (dir.), Éthique environnementale pour juristes, Mare & Martin, 2024.
Face aux enjeux environnementaux inédits auxquels est confrontée l'humanité, le présent ouvrage propose une réflexion éthique susceptible d'inspirer toutes les personnes concernées par les règles de droit, qu'elles les influencent, les élaborent, les appliquent ou les respectent. Cet ouvrage intègre le regard croisé entre les deux disciplines que sont le droit et l'éthique comme branche de la philosophie, toutes les deux réunies par leur intérêt commun pour les normes de conduite humaine. L'ambition de ce travail est à la fois de servir de manuel aux lecteurs intéressés et d'approfondir scientifiquement certaines thématiques actuelles, au gré d'une recherche collective.
L'« éthique environnementale » articule l'une à l'autre l'éthique comme visée d'une vie bonne et heureuse et la morale comme théorie des devoirs : elle relie la question du bien-vivre à celle de nos devoirs envers la nature et l'ensemble des vivants. Son concept se heurte toutefois à une difficulté majeure : jusqu'à une date récente, le terme d'éthique a été utilisé uniquement au sujet des rapports interpersonnels. Or, l'éthique environnementale considère que nous avons des devoirs envers des entités naturelles qui ne sont pas des personnes selon l'approche philosophique classique. Comment peut-elle justifier ce bouleversement ? Comment pouvons-nous avoir des devoirs envers des êtres non humains, qui ne remplissent aucun devoir envers nous, et au nom de quoi ? Telles sont les questions directrices de cet ouvrage.
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Michel Bastit, La substance, Seconde édition revue, Presses Universitaires de l'IPC, 2024. [présentation sur le site de Vrin]
Quelles sont les réalités premières de ce monde, et pourquoi ? Toute réalité se résout-elle en un réseau de relations ? L’univers est-il fluide, ou bien contient-il des pôles privilégiés de consistance ontologique ? Telles sont les questions qui seront abordées ici.
Dans le présent ouvrage, on s’efforce d’établir que le recours à des êtres autonomes constitués par des formes substantielles actuelles permet une description et une explication du monde plus convaincante que celles qui voient dans la substance des collections de propriétés, de tropes ou de purs particuliers.
En dépit de certaines interprétations liées aux sciences contemporaines, la substance autonome, grâce à sa forme, conserve toute sa place comme cause première de la réalité et trouve des répondants aussi bien dans les « ontologies » issues de l’informatique que dans le monde du vivant.
Finalement, la réalité de la substance s’avère indispensable, féconde, et prometteuse pour l’ensemble des dimensions de la métaphysique, et à travers elle de toute la philosophie.
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- Paola Castellan & Anna C. Zielinska, "Aldo Mieli, Italian Historian of Sciences and Gay Rights Activist : The Will and Desire to Knowledge", Transversal: International Journal for the Historiography of Science, 16, 2024. https://doi.org/10.24117/2526-2270.2024.i16.02 (Ce texte a été co-écrit à partir du mémoire de master Madelhis soutenu par Paola Castellan en 2023)
- Alexandre Hocquet, Frédéric Wieber, Gabriele Gramelsberger, Konrad Hinsen, Markus Diesmann, Fernando Pasquini Santos, Catharina Landström, Benjamin Peters, Dawid Kasprowicz, Arianna Borrelli, Phillip Roth, Clarissa Ai Ling Lee, Alin Olteanu & Stefan Böschen, "Software in science is ubiquitous yet overlooked", Nature Computational Science, 2024. https://doi.org/10.1038/s43588-024-00651-2
À l'occasion de la sortie de cet article important, nous vous livrons ci-dessous une présentation du texte, par Alexandre Hocquet.
“Software is ubiquitous yet overlooked” est le titre d’un “Comment” pour Nature Computational Science qui paraît le premier juillet 2024 (dans le numéro de Juillet 24). Nature Computational Science est un des plus jeunes journaux de la famille Nature, consacré à tout ce qui est simulations sur ordinateur ou intelligence artificielle.
Il s’agit d’un manifeste, co-signé par quatorze co-auteurices, à la fois des scientifiques (computationnels) et des historiens, sociologues et philosophes des sciences, sémioticiens, STS scholars ou Media scholars du monde entier, dont les deux premiers auteurs sont historiens des sciences aux Archives Poincaré (UMR 7117). Si publier dans la famille Nature n’est pas si rare, ça l’est beaucoup plus en tant qu’initiative venant des sciences humaines. L’idée est de fédérer à la fois en SHS et en science computationnelle autour de questions de recherche jusqu’ici délaissées, mais qui sont pourtant vitales pour comprendre ce qu’est, ou peut être “l’open science”, mais aussi autour de questions liées à la crise de la reproductibilité.
Open science parce que le concept s’inspire entre autres des principes du logiciel libre par l’intermédiaire de leurs licences, un aspect du software pourtant mal compris : il existe une diversité méconnue de licences ouvertes, selon les conditions de réutilisation, et autant de façons différentes d’être “open”. Les malentendus qui en découlent sont à l’origine de la récente controverse à propos d’AlphaFold 3, par exemple.
Crise de la reproductibilité, parce que reproduire un calcul sur ordinateur est étonnamment difficile et que le même “code”, compilé sur des ordinateurs différents peut donner des résultats différents, parce que chaque “code” dépend d’une multitude de programmes extérieurs.
Il est important de noter que le domaine est ici la science computationnelle (celle où les scientifiques utilisent l’ordinateur en tant qu’outil) et pas l’informatique.
Message
Le message peut paraître simpliste : Le software est partout en science et pourtant il est partout négligé. (j’utilise l’anglicisme “software” et non “logiciel” parce que logiciel en français désigne un logiciel comme Excel ou Photoshop et pas le concept).
A l’heure où tout le monde scientifique (et au-delà) parle de code, d’algorithme, ou même d’intelligence artificielle, parler de software semble une subtilité sémantique de plus. Ce que nous affirmons, c’est que de nombreuses facettes du software ne se retrouvent pas dans le code ou l’algorithme : comme le dit l’historien Thomas Haigh (cité dans notre article): “Software always involves packaging disparate elements such as computer code, practices, algorithms, tacit knowledge, and intellectual property rights into an artifact suitable for dissemination”. La question des licences d’utilisation, celle des formats de fichiers, celle de la compilation, de la dépendance de librairies, de l’infrastructure, celle des différentes catégories d’utilisateurs sont autant de problèmes qui deviennent invisibles quand on parle de code. L’article est structuré autour de sept facettes (Software as Engineering, as Governance, as Licensing, as Circulation, as Infrastructure, as Embedded Theory, as Users) illustrant les questions sociologiques, historiques et épistémiques que le software pose. L’article se conclut par un appel à unir les forces en science computationnelle et en sciences humaines pour mieux comprendre tous ces aspects à travers de nouvelles études de cas pour mettre en lumière la diversité des pratiques scientifiques.
Un exemple simple et frappant : l’autocorrection d’Excel.
Considérons le gène “Membrane Associated Ring-CH-type finger 1”, communément appelé MARCH1. Dans cet exemple, comprendre ce qu’est un gène n’est pas important au-delà du fait qu’en génomique, un des outils de travail consiste en de longues listes d’abréviations. Excel transformera automatiquement cette chaîne de caractères (MARCH1) en date, corrompant ainsi le fichier de données. Dans les “supplementary material” des publications en bioinformatique, le format de choix pour les longues listes de gènes est étonnamment le format Microsoft .xls (le format de fichier d’Excel). Cela ressemble à une erreur stupide, mais au-delà de l’anecdote amusante, il y a un vrai problème : un papier de 2021 rappelle en effet que le problème avait déjà été identifié (et publié) en 2004, et qu’il n’a jamais disparu. Au point qu’un cinquième des publications concernées par des listes de gènes contiennent des erreurs.
Pour éviter le problème, les chercheurs pourraient utiliser du texte brut tabulé (fichiers .csv) mais ils ne le font pas. Ils ne le faisaient pas en 2004, et ils ne le font toujours pas vingt ans plus tard. Les chercheurs sont habitués aux feuilles de calcul, même si elles ne sont sans doute pas du tout conçues pour ce type de traitement de grands ensembles de données et, pire encore, ils sont habitués à leur version Microsoft parce que, tout simplement, l’acculturation aux logiciels Microsoft est généralisée et omniprésente et que de nombreuses pratiques scientifiques sont façonnées de cette façon.
Il a fallu vingt ans pour que les chercheurs renomment finalement les gènes en question, et ironiquement, Microsoft vient tout juste de donner à Excel, un logiciel trentenaire, la possibilité de désautomatiser la transformation en date.
Cet exemple montre bien en quoi une attention accrue au software permettrait de cerner les enjeux et effets de cette part invisibilisée des pratiques scientifiques.
Zoom sur … Le réalisme moral d’Elizabeth Anscombe, Une philosophie de l’intégrité, un projet de Blandine Lagrut
Elizabeth Anscombe est une figure marquante de la philosophie britannique de la seconde moitié du 20e siècle, encore peu connue en France. Son lien d’amitié avec Ludwig Wittgenstein, sa relecture en style analytique d’Aristote et de Thomas d’Aquin, son catholicisme font d’elle une figure inclassable. En 1956, alors que l’Université d’Oxford propose de décerner au Président américain Harry Truman un doctorat honorifique, elle prononce un discours resté fameux où elle fustige l’aveuglement de ses collègues : tenez-vous réellement à mettre à l’honneur l’homme qui a donné l’ordre de larguer les bombes sur Hiroshima et Nagasaki ? Enquêtant sur les racines de cet aveuglement, Anscombe montre qu’une philosophie déficiente de l’action peut conduire à ce que des actes absolument mauvais apparaissent comme peu graves. Les théoriciens moraux en vogue dans les années 1950 concentrent le feu de sa critique. Ils jugent la décision de Truman en valorisant ses conséquences secondaires espérées (mettre fin à la guerre) mais passent sous silence le caractère propre de l’action et ses effets recherchés (bombarder des villes peuplées de civils). Avec de tels présupposés, impossible de capturer la différence entre un acte de guerre légitime et un crime de masse.
Face à ce qu’elle perçoit comme une dislocation du contexte conceptuel, Anscombe élabore un type original de réalisme moral centré sur la notion d’intégrité. Comme pour Socrate, la vigilance morale prend chez elle la forme d’un Daimôn (un génie intérieur) rappelant à chacun la tâche d’examiner sa vie : « Peut-être que d’une manière que je ne vois pas, je me trompe désespérément sur une chose essentielle[1]. » Pour saisir le plus rigoureusement possible le sens et la gravité d’une action, trois conditions sont nécessaires : savoir ce qu’on fait effectivement, avoir une certaine idée des nécessités liées à notre nature d’humain et enfin, reconnaître l’infinie valeur de cette nature.
Pour savoir ce qu’elle fait, la personne doit pouvoir identifier les critères de « ce qui compte comme une description pertinente d’une action ». Anscombe montre qu’il est possible d’isoler des types d’actions dont nous savons que, si nous les faisons intentionnellement, nous sommes dans le faux. La catégorie d’« acte intrinsèquement injuste » redevient disponible, offrant ainsi le point de départ d’une épistémologie morale réaliste où la valeur de vérité d’une affirmation morale ne dépend pas de l’agent, mais de la réalité de la situation.
Pour être intègre, la personne a par ailleurs besoin de justifier ses évaluations en les fondant sur une compréhension approfondie de la forme de vie des humains. Pour redonner consistance au concept de nature humaine, Anscombe s’appuie sur l’idée que nous apprenons quelque chose sur la sorte d’être que sont les humains en dépliant la forme logique de leurs usages linguistiques. Elle montre, par exemple, que la question « À qui appartient cet être humain ? » n’est pas une question légitime pour des êtres tels que nous sommes dans le monde tel qu’il est. Les humains ont des parents, des descendants mais n'ont pas de propriétaires. Prétendre que cette question a un sens révèle l’incapacité à comprendre à quelle sorte de chose nous avons affaire, comme lorsqu’un enfant s’interroge : « Où vit l’oncle de ce crayon ? De quoi est fait un arc-en-ciel[2] ? » Il est toujours possible qu’un usage aberrant se répande et devienne si courant qu’il passe inaperçu, voire s’impose comme une norme. Le rôle du philosophe est alors d’anticiper et de considérer sérieusement ces mutations de la grammaire parce qu’elles sont riches d’implications sémantiques et de connexions conceptuelles. Elles délivrent une connaissance de ce que sont les humains.
Enfin, une action ne sera vraie sur le plan moral qu’à la condition de tenir compte de la dignité « supra-utilitaire » de la nature humaine. La mise au jour de cet aspect dans sa pensée constitue l’apport le plus novateur de ma thèse. Je montre que, dans ses textes éthico-religieux, Anscombe déploie une anthropologie métaphysique où les humains se laissent décrire non seulement comme des animaux rationnels, mais aussi comme des êtres spirituels. La spiritualité ici ne renvoie pas immédiatement à la piété ou à la religion. Elle désigne la corrélation interne entre la capacité d’action et le désir de s’aligner sur un Bien transcendant. Anscombe reprend à Aristote l’idée d’eupraxie : au moment où l’humain s’engage dans l’action, il obéit toujours déjà au désir de mener une vie signifiante. Or, pour que les choix d’un agent aient quelque consistance, encore faut-il que leur valeur ne soit pas constamment sujette à révision. Ce besoin d’une norme de vérité ultime et irrévocable, Anscombe l’envisage comme la capacité à concevoir un pôle de transcendance qui oriente l’agir : « J’avance que la spiritualité de l’âme humaine est sa capacité à obtenir une conception de l’éternel, et à se préoccuper de l’éternel comme objectif, et peut-être aussi comme quelque chose sur lequel on peut s’appuyer et qu’on peut craindre. Je ne dis pas “Dieu” parce que la chose est claire indépendamment de la croyance des gens en Dieu ; elle est claire par exemple dans l’existence d’une idée telle que le Nirvana. Ce qui montre cette capacité, ce sont les religions, l’éthique et, d’une certaine manière l’art[3]. »
Enfin je montre en quoi l’exploration des différentes facettes du réalisme anscombéen permet, in fine, de préciser son rôle dans le débat contemporain sur l’absolutisme moral. Certains actes sont-ils à refuser absolument, quoi qu’il en coûte du bien-être de la personne ou de la situation conséquente ? Pour Anscombe, la réponse est oui. Mais cela ne peut se faire ni au détriment du discernement personnel ni au prix d’une aliénation. Sa manière de concevoir l’humain permet de résoudre la tension puisque le caractère impérieux du devoir ne s’exprime plus comme une règle promulguée par un être divin supérieur, empruntant le vocabulaire de la loi, mais à travers une vision connaturelle - une notion qu’elle développe à partir d’un emprunt à Thomas d’Aquin. Voir l’humain « pour de vrai » c’est, dans un seul et même acte, reconnaître sa dignité en tant qu’esprit. Cette connaissance connaturelle désigne l’aptitude à considérer la personne dans sa dignité absolue, c’est-à-dire au-delà de son utilité ou de ce qu’elle apporte au monde, au-delà même du sens que sa présence a pour les autres humains. Si nous étions intègres, la considération de la dignité devrait être une vérité suffisante pour nous lier.
[1] G.E.M. Anscombe, « La philosophie morale moderne », traduit par G. Ginvert et P. Ducray, Klesis-Revue Philosophique. Actualité de la philosophie analytique, 2008, no 9, p. 25.
[2] G.E.M. Anscombe, « Human Essence », Human Life, Action and Ethics, Charlottesville, Imprint Academic, 2005, p. 28.
[3] G.E.M. Anscombe, « The Immortality of the Soul », Faith in a Hard Ground, Charlottesville, Imprint Academic, 2008, p. 83.
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