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Wittgenstein et le mensonge

Jeudi 16 mai 2024 - 09:00 - Vendredi 17 mai 2024 - 18:00
Nancy
Appel à contributions: 

 

English version of the call for presentations is to be found here. 

Parleront

  • Maximilian de Gaynesford (University of Reading, UK)
  • Hans-Johann Glock (Universität Zürich, Suisse)
  • Edward Kanterian (University of Kent, UK)
  • Sandra Laugier (University Paris I Panthéon Sorbonne, France)
  • Elise Marrou (Université Paris Sorbonne, France)
  • Roger Pouivet (University of Lorraine, Nancy, France) 

Cf. infra pour les détails de l'appel à communications

Poser le problème

La question de la nature du mensonge est récurrente chez Wittgenstein dans ses derniers textes. « Parler contre sa pensée dans l’intention de tromper » est la définition du mensonge souvent proposée. Elle semble supposer qu’on ait conscience de quelque chose, et d’opérer mentalement son travestissement en disant autre chose que ce que l’on pense. En particulier, en disant autre chose que ce que l’on croit vrai. Or, Wittgenstein a mis en question ce que Jacques Bouveresse a appelé « le mythe de l’intériorité » : la thèse dite parfois « mentaliste » selon laquelle penser suppose la conscience de significations qui sont dans l’esprit, et auxquelles chaque conscience seule accède. Une grande part de la « philosophie de la psychologie » de Wittgenstein aura consisté à examiner les difficultés que rencontrent ce présupposé d’une intériorité psychologique. Mais comment définir alors le mensonge s’il ne peut consister à parler contre sa pensée consciente en la masquant dans et par ce que l’on dit ?

Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein disait :

Peut-être est-il inconsidéré de supposer que le sourire d’un nourrisson n’est pas simulé. — Et sur quelle expérience notre supposition est-elle fondée ?
(Le mensonge est un jeu de langage qu’il faut apprendre, comme tous les autres.) (I, 249)

Pourquoi un nourrisson ne pourrait-il pas avoir l’intention de tromper en souriant ? Le mensonge tient à l’intention de tromper en disant ce que l’on croit faux, mais n’a pas à correspondre à une impression particulière, mais plutôt à ce que nous savons faire avec le langage. De nombreuses remarques de Wittgenstein dans les Cours de Cambridge, 1946-1947 critique la notion d’une « impression de mentir ». Dans les notes prises par A.C. Jackson, Wittgenstein insiste sur l’idée que le mensonge ne consiste pas en cette impression, mais présuppose « un motif, une situation » ([p. 314]) Et Wittgenstein aurait même dit que, s’agissant du mensonge, c’est « l’essentiel » ! Wittgenstein semble ainsi proposer que les outils de l’explication du mensonge ne soient pas des états ou des processus psychologiques internes mais un jeu de langage particulier.

L'objectif du colloque est double.

  • En premier lieu, nous souhaitons mieux comprendre ce que Wittgenstein dit du mensonge (et donc de sa philosophie du sens et de la psychologie).
  • En second lieu, nous voudrions mieux comprendre la nature du mensonge lui-même, ses enjeux moraux, anthropologiques et interactionnels, avec Wittgenstein, mais aussi avec des apports d'autres traditions et méthodes (l'ethnométhodologie en particulier).

Appel à communications

Les présentations sur tout thème mentionné dans la présentation sont les bienvenues. Les résumés de 400 mots maximum doivent être envoyés à anna.zielinska@univ-lorraine.fr avant le 15 décembre 2023. Les candidats retenus seront informés avant le 30 décembre 2023. Toutes les questions doivent être adressées à A. C. Zielinska.

Il n'y a pas de frais d'inscription, toutefois les frais du diner de la conférence, de voyage et d'hébergement seront à la charge des participant.e.s.

Présentation complète des questions soulevées par Wittgenstein par Roger Pouivet

La question de la nature du mensonge est récurrente chez Wittgenstein dans ses derniers textes. « Parler contre sa pensée dans l’intention de tromper » est la définition du mensonge souvent proposée. Elle semble supposer qu’on ait conscience de quelque chose, et d’opérer mentalement son travestissement en disant autre chose que ce que l’on pense. En particulier, en disant autre chose que ce que l’on croit vrai. Or, Wittgenstein a mis en question ce que Jacques Bouveresse a appelé « le mythe de l’intériorité » : la thèse dite parfois « mentaliste » selon laquelle penser suppose la conscience de significations qui sont dans l’esprit, et auxquelles chaque conscience seule accède. Une grande part de la « philosophie de la psychologie » de Wittgenstein aura consisté à examiner les difficultés que rencontrent ce présupposé d’une intériorité psychologique. Mais comment définir alors le mensonge s’il ne peut consister à parler contre sa pensée consciente en la masquant dans et par ce que l’on dit ?

Ce que Wittgenstein semble mettre en question est qu’un processus interne (dans la conscience) accompagne le mensonge, pour le rendre possible. Pas plus que la signification de « je ne l’ai toujours pas vu » ne consiste dans ce qui se trouve dans notre esprit, et auquel seul chacun accède :

La signification n’est pas l’expérience que l’on a quand on entend ou qu’on prononce un mot, et le sens d’une phrase n’est pas le complexe de ces expériences. (Recherches philosophiques, II, vi).

Mais rien n’est-il alors caché dans le mensonge (consistant à dire, par exemple, « Je l’ai vu », alors qu’on ne l’a pas vu) ?  Dans ses Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, II (L’intérieur et l’extérieur), Wittgenstein dit :

Pourrait-on imaginer que certains traitent le mensonge comme une sorte de folie ? — Ils diraient : « Mais enfin, ce n’est pas vrai ; alors comment peut-on dire cela ? ! » Ils n’auraient aucune compréhension du mensonge. « Il ne va tout de même pas dire qu’il a mal, alors qu’il n’a pas mal ! — S’il le dit quand même, c’est qu’il est fou. » On essaie alors de leur faire comprendre le mensonge, mais ils disent : « Oui, ce serait sans doute amusant s’il croyait – – -, mais ce n’est tout de même pas vrai ! ». — Ce n’est pas tellement qu’ils condamnent le mensonge, c’est qu’ils le ressentent comme quelque chose d’absurde, et de répugnant. Comme si l’un de nous se mettait à marcher à quatre pattes. ([p. 20])

Serait-ce que ceux qui traiteraient le mensonge comme une folie s’offusquerait qu’on puisse dire quelque chose alors même que ce qui se passe « à l’intérieur » n’est pas ce que l’on dit ? Pour eux, le langage est-il fait pour manifester son intériorité ? Beaucoup seraient tentés de dire que celui qui ment est moins fou qu’il n’est moralement mauvais : il y aurait une exigence éthique de transparence de la pensée. La vérité revient alors à la sincérité : dire ce que l’on croit être vrai. Dès lors, on peut bien mentir sans dire la vérité, mais pas sans croire ne pas la dire. Ceux qui prennent le mensonge comme une folie pensent qu’un esprit sain est transparent. Le menteur est fou comme celui qui se met à marcher à quatre pattes : nous ne marchons pas ainsi. Mentir c’est alors ne pas faire comme il faut ? Mais de quelle nature est cette obligation qui semble s’imposer de sincérité ?

La question du mensonge permet de réfléchir à la fois sur trois problèmes traditionnels en philosophie : Qu’est-ce qui donne une signification à ce que nous disons ? Quelle est la nature de l’esprit ? Pourquoi le mensonge serait-il moralement condamnable ? Wittgenstein n’examine pas ces questions en établissant une théorie philosophique générale, on le sait. Il multiple des remarques, relevant à la fois de la philosophie du langage (et de la signification), de ce que l’on a appelé, justement pour caractériser les questions qu’il posait à la fin de sa vie, « la philosophie de la psychologie », et de la philosophie morale. Le colloque est ainsi destiné à examiner les relations complexes qu’il introduit entre ces trois domaines et à montrer ainsi pourquoi la réflexion sur le mensonge permet de les lier.

Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein disait :

Peut-être est-il inconsidéré de supposer que le sourire d’un nourrisson n’est pas simulé. — Et sur quelle expérience notre supposition est-elle fondée ?
(Le mensonge est un jeu de langage qu’il faut apprendre, comme tous les autres.) (I, 249)

Pourquoi un nourrisson ne pourrait-il pas avoir l’intention de tromper en souriant ? N’a-t-il rien à cacher ? Est-ce parce que nous aurions fait l’expérience du mensonge et que nous ne pouvons supposer que le nourrisson puise la faire ? Le mensonge est-il une expérience ? Non, dit Wittgenstein, c’est un jeu de langage. Ce n’est pas une affaire de relation à un soi intérieur, mais plutôt de relation aux autres, et il fait l’objet non pas d’une expérience mais d’un apprentissage. Comment apprend-on à mentir ? Pourquoi ?

Le mensonge tient à l’intention de tromper en disant ce que l’on croit faux, mais n’a pas à correspondre à une impression particulière, mais plutôt à ce que nous savons faire avec le langage. De nombreuses remarques de Wittgenstein dans les Cours de Cambridge, 1946-1947 critique la notion d’une « impression de mentir ». Dans les notes prises par A.C. Jackson, Wittgenstein insiste sur l’idée que le mensonge ne consiste pas en cette impression, mais présuppose « un motif, une situation » ([p. 314]) Et Wittgenstein aurait même dit que, s’agissant du mensonge, c’est « l’essentiel » ! Wittgenstein semble ainsi proposer que outils de l’explication du mensonge ne soient pas des états ou de processus psychologiques internes mais un jeu de langage particulier.

Pourquoi un chien ne peut-il pas simuler la douleur ? Est-il trop sincère ? Pourrait-on apprendre à un chien à simuler la douleur ? Peut-être est-il possible de lui enseigner à hurler dans certaines occasions, comme s’il éprouvait des douleurs, sans qu’il en ressente aucune. Mais l’environnement adéquat qui ferait de ce comportement une simulation véritable manquerait. (PI, I, 250)

Cet environnement, ce sont des activités humaines primitives, des jeux de langage, des pratiques (que « certains » pourraient ne pas connaître, comme ceux qui traitent le mensonge comme « une sorte de folie » ?). Le motif dans le mensonge n’est pas une cause (cependant, ne pourrait-il pas l’être ?), mais il est caractéristique d’une forme de vie humaine, que les animaux non humains n’ont pas, à suivre Wittgenstein, eux qui ne simulent pas.

Le jeu de langage du mensonge est lié, à suivre Wittgenstein, à certaines dispositions proprement humaines. Mais alors qu’en est-il de sa condamnation morale ? Pourquoi serait-il immoral de jouer ce jeu s’il est, en quelque sorte, primitivement humain ? Pourquoi serait-il « contre nature » de mentir, comme le dit Thomas d’Aquin ? Est-ce contre la vérité que va le mensonge, ou contre la sincérité ? Contre le bon usage du langage, mais en quoi dans le mensonge en est-il fait un mauvais usage ? Et pourquoi la sincérité serait-elle alors une vertu ? Ne pourrait-elle pas être une incapacité d’utiliser une possibilité du langage ? Qu’est-ce qui fait de la vérité une exigence morale si le mensonge n’est pas lié à dire la vérité, mais à avoir une certaine intention ?

Le colloque a ainsi un double enjeu. Premièrement, mieux comprendre ce que dit Wittgenstein au sujet du mensonge, et à partir de là sa philosophie de la signification et de la psychologie). Deuxièmement, nous souhaitons mieux comprendre la nature du mensonge lui-même, ses enjeux moraux, anthropologiques et interactionnels, avec Wittgenstein, mais aussi avec des apports d’autres traditions et méthodes (l’ethnométhodologie en particulier).

 

Manifestation organisée par A. C. Zielinska, R. Pouivet & Lucas Sanzey