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Michael Detlefsen, 1948-2019

Michael Detlefsen, né le 20 octobre 1948 à Scottsbluff (Nebraska), est mort le 21 octobre 2019 à l’hôpital universitaire de Chicago.

Michael Detlefsen (Mic, pour la plupart de ceux qui le connaissent) était un ami et un maître pour nombre d'entre nous au sein de la petite communauté des philosophes et historiens des mathématiques en France.

Mic racontait volontiers l'histoire incroyable de son arrière-grand-père et de son arrière-arrière-grand oncle qui ont décidé, à l'âge de 9 et 11 ans, de quitter le Danemark et leur famille pour se lancer à la conquête du «rêve américain». La longue et éprouvante aventure qui s'ensuivit les conduisit, en bateau, en train, puis à pieds, jusqu'à la ville de Dannebrog - Nebraska. Le gouvernement leur a donné des terres à condition qu'ils les cultivent pendant au moins cinq ans. Le rêve est devenu réalité. Et Mic se demande alors : Pourquoi ces enfants ont-ils décidé de quitter leur famille ? La vérité, telle qu'elle lui a été racontée par son frère aîné, est-elle la vérité ? Une seule vérité existe-t-elle jamais, ou la vérité est-elle affectée par notre propre histoire ? Et qu'en est-il de notre propre histoire par rapport à l'histoire ?

Au Wheaton College dans la grande banlieue de Chicago, où il a commencé ses études, Mic s'est tourné vers les sciences, les mathématiques, la physique, ainsi que vers la philosophie. Après une thèse sur le second théorème de l'incomplétude de Gödel en 1976 à l'Université Johns Hopkins, il a d'abord été Associate Professor à l'Université du Minnesota-Duluth (1975-1983), puis Associate Professor à l'Université Notre Dame (1984-1989), avant d'être nommé professeur sur la chaire McMahon-Hank à cette même université.

Les concepts mathématiques existent-ils vraiment dans la nature, ou ne sont-ils qu'une création de l'esprit, qui tend à rationaliser l'ordre du monde de cette manière et à projeter sa vérité ? On peut ainsi caractériser le point de départ d'un processus de pensée que Mic a suivi tout au long de sa carrière aux Etats-Unis et dans le monde entier.

Ses centres d’intérêt de recherche en histoire et philosophie des mathématiques ont porté en particulier sur le programme de Hilbert et les conceptions formalistes en philosophie des mathématiques, sur la signification philosophique des théorèmes d'incomplétude de Gödel, ainsi que sur le constructivisme ancien et moderne, tant dans ses premières versions que dans celles de Kronecker, de Brouwer et de Poincaré. Parmi ses principales publications, il est impossible de ne pas mentionner Hilbert’s Program, Reidel, 1986, “Brouwerian Intuitionism”, Mind 1990, “Poincaré Against the Logicians”, Synthese 1992, Philosophy of Mathematics in the 20th Century”, Routledge History of Philosophy, 1996 et “Formalism”, The Oxford Handbook of the Philosophy of Mathematics and Logic, 2005.

En qualité de professeur de philosophie à l’Université de Notre Dame, Mic a également cofondé et codirigé (avec le professeur Julia Knight, du Département de Mathématiques) le programme doctoral en logique et fondements des mathématiques. Il a été le directeur, à partir de 1984, du Notre Dame Journal of Formal Logic, une des revues les plus influentes du domaine, puis également le rédacteur en chef de la nouvelle série de Philosophia Mathematica (Oxford University Press), dès son lancement en 1993. Membre de l’Académie Internationale de Philosophie des Sciences et Président de la Philosophy of Mathematics Association (PMA), il a organisé et dirigé le Midwest PhilMath Workshop (MWPMW) à partir de 2001.

Mic était un moteur de la communauté scientifique internationale, et, en particulier, un ami et un collaborateur très rigoureux et très actif de notre communauté française : il a entretenu avec elle une relation continue, notamment depuis le Congrès International « Henri-Poincaré, Science et Philosophie » à Nancy, auquel il a participé en 1994 avec une conférence intitulée « Poincaré and Synthetic proof ». Cette coopération a trouvé un ancrage institutionnel, lorsqu’il a été lauréat, pour 4 ans, entre 2007 et 2011, d'une chaire d’excellence de l’ANR, gérée par les Universités de Lorraine et de Paris 7, et par le Collège de France, en collaboration avec les Archives Poincaré, SPHERE et l’IHPST. Grâce à cette dotation, et donc à Mic, un grand nombre de jeunes et de moins jeunes chercheurs du monde entier ont pu venir à Nancy et à Paris, et y ont passé du temps, en nous enseignant et — nous l’espérons — en apprenant aussi. Lorsque cette chaire parvint à son terme, Mic lança, en coopération avec les collègues de Paris 7, les séminaires InterSem, qu'il a animés chaque année au mois de juin. Il avait une conception de la philosophie des mathématiques qui faisait place à leur histoire, non seulement celle du XXème siècle, en relation avec la discussion sur les fondements, mais aussi l’histoire plus ancienne, en particulier à l’âge moderne. Ainsi, depuis plus de vingt ans Mic était devenu un interlocuteur privilégié, autant de l’IHPST, que de SPHERE, des Archives Poincaré et d’autres équipes à Toulouse, Clermont et Aix.

Mic a quitté sa femme Martha et ses enfants Hans, Anna et Sara. Il était aussi un phare pour nous et un ami de la France. Nous nous souviendrons de ses lettres touchantes lors de l’attentat de Paris en 2015 ou de l’incendie de Notre Dame. Il aimait la cuisine française comme il aimait voir pousser ses légumes dans son propre jardin ; il avait ses restaurants de choix à Nancy et à Paris. Sa générosité est restée dans tous les esprits. Il s'est amusé à faire signe à la webcam sur la place Stanislas, ce que Martha a vu de l'autre côté de l'Atlantique.

L’homme s’est éteint, mais la lumière qui a émané et qui émane de ses idées et de ses actes, nous illuminera encore pour longtemps.