Titre de la thèse / PhD
Dés-individualiser la notion de connaissance, à la croisée de l’épistémologie sociale et de l’épistémologie computationnelle
Résumé
L’objectif de cette thèse est de croiser des champs distincts de l’épistémologie dans lesquels la dimension individualiste de celle-ci est remise en cause afin d’étudier par recoupement dans quelle mesure des piliers traditionnels de l’épistémologie comme la notion de croyance ou d’autonomie épistémique doivent peut-être être abandonnés. Elle doit déboucher sur des pistes visant à élaborer une épistémologie plus minimale mais plus générale, qui ne mélange pas propriétés nécessaires et propriétés désirables de la connaissance.
L’épistémologie s’attache à étudier ce qu’est la connaissance. Elle a surtout été développée dans un cadre individualiste dans lequel la connaissance est le fait d’individus possédant des croyances vraies et un rapport spécifique à ces croyances (e.g. être justifié à les entretenir). Cela vaut autant pour la tradition rationaliste cartésienne, dans laquelle les individus recherchent et identifient la vérité par leurs propres capacités et le déploiement de manœuvres cognitives individuelles comme l’introspection des contenus mentaux, que dans la tradition empiriste issue de Locke, pour lequel l’épistémologie se développe en scrutant les facultés et comment on peut les employer pour atteindre avec une haute confiance des notions des choses. Cette épistémologie est par ailleurs anthropocentrée chez des auteurs aussi variés que Berkeley, Kant, Locke ou Descartes, au sens où les capacités et les facultés individuelles qui permettent de passer de la croyance à la connaissance sont celles de l’homme.
Ces dernières décennies ont vu l’accumulation d’indices forts qu’un tel cadre individualiste doit être dépassé, en rapport avec i) la grandissante dimension sociale de la connaissance et ii) sa grandissante dimension computationnelle. La dimension sociale de l’épistémologie n’est pas nouvelle : elle est néanmoins exacerbée par le développement des moyens de télécommunications, notamment dans la sphère scientifique, où l’extrême majorité des nouvelles connaissances est produite par des collectifs. L’épistémologie sociale (de la science) a pour objet d’étudier ces mécanismes épistémiques sociaux de production de la connaissance, en analysant par exemple le rôle du témoignage, en quel sens les collectifs connaissent et, in fine, si ces phénomènes peuvent se réduire à l’approche individualiste (voir par exemple les travaux de Lackey, List et Pettit, Bird, ou Giere). La dimension computationnelle de la science est plus récente : de plus en plus, les connaissances sont produites en utilisant de façon essentielle des ordinateurs dont les capacités dépassent les facultés humaines individuelles et qui sont des sources externes incontournables de connaissance. Les ordinateurs produisent de plus des savoirs souvent archivés numériquement qui dépassent l’esprit humain. L’épistémologie computationnelle étudie ces mécanismes et en quel sens leurs résultats demeurent néanmoins des connaissances (voir notamment les travaux de Humphreys, Thagard, Imbert).
A de rares exceptions (voir par exemple De Millo et Perlis, Symons et Alvarado), ces deux dimensions sociales et computationnelles de l’épistémologie ont jusqu’ici été analysées séparément à travers des sous-champs disciplinaires différents et comme deux défis distincts à l’approche individualiste, qui doivent nous amener à amender celle-ci. L’idée de cette thèse est au contraire d’essayer de les combiner dès le départ puisque, si l’épistémologie ne doit pas se scinder en blocs hétérogènes, les amendements apportés dans les deux cas doivent être compatibles et convergents. On s’attachera pour commencer à analyser de façon raisonnée les parties de ces deux domaines qui sont pertinentes pour poser et étudier de façon simultanée le problème décrit : n’importe quelle partie de l’épistémologie sociale (par exemple l’analyse des rumeurs) ne se prête pas à une analyse croisée avec n’importe quelle partie de l’épistémologie computationnelle (par exemple l’épistémologie des mathématiques appliquées).
La thèse devra ensuite identifier les ressemblances fortes et profondes qui existent entre les deux cadres et qui posent problème à l’épistémologie individualiste. On peut ainsi citer à titre d’exemple les traits suivants qu’on retrouve dans les deux cas :
- l’apparent besoin d’avoir recours à des agents individuels supra-individuels (groupes d’agents ou agents « étendus » aidés par des ordinateurs) ;
- le besoin de repenser le rôle de la notion de croyance et d’état mental dans la définition de la connaissance (ni un groupe, ni un ordinateur, ni une archive numérique n’ont d’état mental) ;
- la dépendance épistémique des agents individuels impliqués dans ces procédures de production de la connaissance ;
- l’opacité épistémique partielle des procédures de justification voire potentiellement l’opacité référentielle (non-connaissance ou compréhension du contenu exact par les individus impliqués) des savoirs produits ;
- la non-actualité, la non-disponibilité ou la non-accessibilité immédiates (pour les individus) des savoirs produits ou des bénéfices épistémiques associés à leur possession ;
- la difficulté à adopter une stratégie réductionniste visant à traiter de façon féconde ces cas dans un cadre individualiste ;
Il conviendra d’analyser le statut, la robustesse et la pertinence de ces ressemblances et d’étudier dans quelle mesure et pourquoi les solutions apportées dans un cadre peuvent être exportées ou au contraire sont inopérantes dans l’autre. Globalement, il est souhaité que soit adoptée une approche ascendante (« bottom-up ») consistant à partir des problèmes identifiés et à discuter de la validité de solutions potentielles pour résoudre le problème défini (ou, plus modestement, de critères que doivent satisfaire les solutions possibles), plutôt qu’une approche consistant à partir de théories bien identifiées en épistémologie, à essayer d’identifier comment elles rencontrent les questions d’épistémologie sociale et computationnelle (si elles sont assez précises pour cela) et à ultimement traiter le problème du recoupement présenté ci-dessus. L’hypothèse globale qu’on souhaite explorer est qu’il est possible de dégager une définition faible mais opératoire de la connaissance selon laquelle certaines des caractéristiques des définitions traditionnelles de la connaissance (par exemple la non-opacité épistémique, l’autonomie épistémique du sujet connaissant, les pouvoirs épistémiques additionnels conférés par la possession de connaissance, etc.) seraient des propriétés épistémiquement désirables mais non nécessaires des situations de connaissance.
L’objectif final de ce travail est de proposer des hypothèses d’amendements ou de critères qui permettraient d’aller vers une caractérisation de la connaissance qui soit satisfaisante pour traiter les questions appliquées rencontrées en épistémologie computationnelle et sociale. Il sera souhaitable de montrer aussi la fécondité (et à tout le moins la compatibilité) des analyses proposées sur des cas relevant par exemple de l’épistémologie des croyances et des savoirs « usuels » à partir desquels a été développée l’épistémologie classique.
Cadre de la thèse.
Cette thèse s’inscrit à la fois dans l’axe 2 du laboratoire Archives Henri- Poincaré - Philosophie et Recherches sur les Sciences et les Technologies dans la mesure où elle prend pour objet l’analyse de deux types de pratiques scientifiques importantes pour la science contemporaine, à savoir le travail dans des groupes épistémiques et l’usage scientifique de l’ordinateur. Elle rencontre de façon réflexive l’axe 1, en interrogeant le statut des savoirs qui sont présents au sein des archives de toutes sortes, et notamment des archives numériques. Enfin, elle porte clairement sur des problèmes de l’axe 3 vu qu’il s’agit d’une thèse d’épistémologie classique qui vise à renouveler les débats à partir d’une réflexion sur des pratiques scientifiques désormais inévitables. En résumé, il s’agit d’une thèse qui croise explicitement des questions étudiées et des approches utilisées aux Archives Poincaré pour laquelle ces Archives fournissent un environnement idéal de recherche et un cadre unique pour traiter le problème décrit.
Domaines de recherche
- philosophie des sciences
- philosophie de la connaissance
Enseignement
Année universitaire 2020-21, semestre 1 : TD de philosophie des sciences en L2, Paris 1