Thème général de l'appel à contributions 22-1 sur les Spécificités de l'épistémologie sociale
Le projet d’épistémologie sociale insufflé par Alvin Goldman est tiraillé entre deux buts. Le premier est de développer une théorie de la connaissance qui ne soit pas uniquement centrée sur la justification individuelle des croyances. L’objectif est alors de prendre conscience que nos croyances et connaissances ne dépendent pas seulement des éléments de preuves en notre possession mais bien plus de nos interactions sociales, des groupes auxquels nous appartenons ou encore des institutions qui nous ont construites socialement. L’enquête sur la nature de la justification et la définition de la connaissance doit alors prendre en compte ces processus sociaux de génération de croyances. Le premier but de l’épistémologie sociale vise ainsi à réintégrer des aspects de nos vies épistémiques qui avaient été négligés par un certain goût pour l’étude purement introspective des raisons de croire développée par tout un pan, internaliste, de la philosophie analytique contemporaine. Cependant, l’épistémologie sociale goldmanienne ne se veut pas une énième théorie de la connaissance mais prétend influencer l’organisation de nos vies épistémiques. Ainsi, son second but est de pouvoir évaluer comparativement et normativement nos pratiques épistémiques quotidiennes. Goldman cherche un moyen de faire le tri entre les pratiques bénéfiques et néfastes pour la quête de la connaissance. La solution que Goldman retient consiste à identifier les processus épistémiques qui débouchent majoritairement sur des croyances vraies et de les considérer comme fiables.
Les deux buts de l’épistémologie sociale ne sont pas aisés à combiner. En effet, mettre l’accent sur l’évaluation des pratiques épistémiques revient souvent à délaisser l’analyse conceptuelle pour d’autres méthodes (par exemple, la modélisation des agents et des groupes). Et pourtant, l’analyse conceptuelle est nécessaire au développement d’une théorie sociale de la connaissance. Le fiabilisme des processus est un exemple parlant de cette tension entre les deux objectifs de l’épistémologie sociale. Il est bien utile pour évaluer les pratiques mais pose des problèmes conceptuels tels que l’assimilation d’une croyance vraie à une connaissance et une incapacité à rendre compte de toutes les subtilités de la notion de connaissance.
En réalité, l’incompatibilité apparente entre l’approche théorique de l’épistémologie sociale et l’approche appliquée vient de la relation ambiguïté qu’entretient l’épistémologie sociale avec le reste de la philosophie de la connaissance. Devons-nous concevoir l’épistémologie sociale comme une intégration dans l’analyse de nouveaux objets d’étude (groupes, institutions, etc.) (approche préservationniste) ou entend-elle modifier plus en profondeur la philosophie de la connaissance, ses méthodes et ses objectifs (approche expansionniste) ? Le projet préservationniste semble attirant car moins radical ; il nous permettrait de ne pas remettre en cause l’épistémologie classique ou traditionnelle et de continuer à travailler dans le cadre d’une épistémologie individualiste tout en développant, à part, une épistémologie sociale. Cependant, pourrions-nous développer une épistémologie sociale tout en défendant un internalisme de la justification, un réductionnisme au niveau du témoignage ou en adhérant au volontarisme doxastique ? Cela semble pour le moins difficile. L’épistémologie sociale va, au contraire, de pair avec certaines thèses (comme l’anti-réductionnisme, l’externalisme, le refus du volontarisme doxatique, etc.) voire certaines positions ontologiques ou métaphysiques. Développer à la fois une épistémologie individuelle et une épistémologie sociale reviendrait à scinder en deux la justification de nos croyances. À l’inverse, si nous adoptons une position expansionniste, il nous faut remettre en cause plus largement l’épistémologie traditionnelle. Nous pouvons alors considérer les groupes comme des entités susceptibles d’avoir des croyances et des attitudes intentionnelles comme le font Gilbert, Pettit ou List. D’un point de vue pratique, cela permet une naturalisation de l’épistémologie en simplifiant la modélisation des groupes épistémiques et nous donne donc des outils pour évaluer et schématiser certaines pratiques épistémiques. L’épistémologie sociale tendrait alors à se développer séparément de l’épistémologie traditionnelle, en utilisant de nouveaux outils computationnels et en délaissant une part important des débats de la philosophie de la connaissance.
Ce numéro spécial de Philosophie Scientiæ se propose de poser la question de la place de l’épistémologie sociale au sein de la philosophie de la connaissance traditionnelle. Quelle position privilégier entre préservationnisme et expansionnisme ? Est-il possible d’échapper à cette dichotomie et de penser une définition intermédiaire de l’épistémologie sociale entre la continuité des recherche en philosophie de la connaissance et le développement de ce qui pourrait être une nouvelle discipline ? Que penser de l’épistémologie sociale centrée sur l’agent développée dans le cadre de l’épistémologie des vertus (Greco, Sosa, etc.) ?